Saison 2

S02E09 - Olivier Haber, Directeur Général de La Seine Musicale

C’est le Crazy Horse qui a changé la vie professionnelle d’Olivier Haber … Autrefois consultant, c’est en prenant, de manière inattendue, les commandes du cabaret qu’il comprend que la passion et la liberté entrepreneuriale doivent devenir le coeur de tout pour lui. Il prend ensuite les commandes de La Seine Musicale, à Boulogne Billancourt et part cette fois de la feuille blanche. Il s'agit d'un lieu en tous points novateur. Deux salles très différentes, des métiers complémentaires de production en propre et d’accueil de productions tierces. Et une gouvernance public/privé très particulière. Vous saurez tout sur ce projet un peu fou, et sur le rôle de celui qui le pilote dans ce nouvel épisode de SOLD OUTOlivier Haber a hâte de vous retrouver en vrai, et nous aussi... plus que jamais. Prenez soin de vous <3

Sold Out Olivier Haber La Seine Musicale

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SOLD OUT - Saison 2, épisode 9 : Olivier Haber 

Bonjour ! Je suis Marc Gonnet.
Bienvenue dans ce nouvel épisode de « Sold Out » : le podcast de Delight.

Vous connaissez l’ambiance : dès que quelqu’un est « dans l’ombre » du Spectacle Vivant : Patron de Salle, Patron de Festival, Producteur, Artiste… on lui tend le micro. Aujourd’hui, on a la chance d’avoir Olivier Haber avec nous.

Bonjour Olivier !

Bonjour Marc ! 

Olivier est Directeur Général de La Seine Musicale : un endroit très particulier, avec deux salles et plein d’activités différentes dont on va beaucoup parler dans cet épisode.

On va avoir beaucoup à se dire avec Olivier… Je vais juste te demander comment tu vas, aujourd’hui ?

Je vais bien.
C’est vrai qu’on a du mal à se poser cette question en ce moment, mais à titre personnel, je vais bien.
On aura l’occasion d’en dire deux mots, mais on a une salle, des actionnaires et un statut qui permettent de « passer », en tout cas pour l’instant, cette crise… je ne dirais pas « dans les meilleures conditions », mais « de la passer », tout court. Faut-il encore que ça ne dure pas trop longtemps…

Olivier Haber, premier billet vendu ?

Mon premier billet vendu doit être un billet pour le Crazy Horse. C’était en 2005 ou en 2006.

Dernier billet vendu ?

Je n’ai pas forcément « le dernier », mais vu qu’en ce moment ce qui se vend plutôt pas mal c’est Starmania, je vais dire Starmania.

Olivier, un jour je t’ai entendu dire dans une réunion professionnelle : « Quand un Artiste vient à La Seine Musicale, parfois il me dit :
« Merci beaucoup de l’accueil, il y a une sonorité exceptionnelle ! » : ce n’est pas vraiment grâce à moi parce que « l’accueil » ce sont les Hôtesses et les équipes, et la « sonorité exceptionnelle ou l’acoustique » c’est l’Architecte des lieux… »

A quoi sert un Directeur Général dans un endroit « magique » comme La Seine Musicale ?

Tu as une très bonne mémoire ! C’est toujours délicat, parce qu’on nous remercie et on nous félicite pour la qualité d’un lieu, pour l’architecture, pour l’acoustique… Des spectateurs, à la fin, nous disent : « C’était extraordinaire ! Le concert était formidable ! Bravo ! »

On n’y est pour rien : les Architectes font leur travail et les Artistes font le leur sur scène.
Il est important de se demander : « Qu’est-ce qu’on peut apporter dans cette expérience, évidemment en tant que Directeur de Salle, mais tout simplement au niveau de la Salle ? » : c’est le « lien entre l’ensemble », « l’expérience » avant, pendant et après… ce n’est pas la qualité du concert, ni la qualité d’écoute.

« A partir du moment où j’ai cherché une information sur un concert, que je me suis procuré un billet, que j’ai dû me rendre dans la salle, que j’ai voulu boire un verre, que j’ai voulu m’asseoir, que j’ai voulu partager une émotion avec les gens qui sont venus vivre ce moment avec moi, est-ce qu’on a été à la hauteur ou pas ? ». C’est ça notre métier, et c’est ce à quoi on s’attelle tous les jours. 

On va évidemment beaucoup parler de La Seine Musicale, mais avant je voudrais qu’on commence par « le tout début d’Olivier Haber », si j’ose dire.
Tu as commencé par des études de « Finances / Gestion », c’est bien ça ?

Oui, j’ai une Maîtrise en Finances / Fiscalité à Dauphine. Effectivement, au départ je n’étais pas forcément destiné à aller dans le « Monde du Spectacle et de la Musique ». C’est venu plus tard.

Mes premiers métiers n’ont pas du tout été dans ce secteur-là. J’ai d’ailleurs cru entendre, dans un podcast, que j’ai un point commun avec le Directeur de l’Accor Hotel Arena !
J’ai démarré par le Conseil : j’ai été Consultant un peu plus longtemps que lui (j’y ai fait quelques années). C’était intéressant et formateur, même si j’ai compris assez rapidement que je n’y ferai pas ma vie.

Tu parles de Nicolas Dupeux, l’actuel Directeur Général de l’Accor Hotel Arena.


Exactement.

C’est vrai que dans vos profils il y a des similitudes : il y a ce côté « Gestion », ce côté « Conseil » et ce côté « passion », très rapidement, pour « l’univers du Spectacle ».

Au fond, j’allais dire que ta « vraie carrière » commence en 2006 au Crazy Horse, non ?


Deux choses : 

D’abord, j’ai rapidement compris que j’avais besoin de quelque chose de « très entrepreneurial ».
J’ai fait du Conseil, j’ai monté une « boîte » de Conseil sur le passage à l’euro, une « boîte » dans le Tourisme, une Régie publicitaire…
Même si aujourd’hui je suis salarié, je retrouve cette « dimension entrepreneuriale » de manière transverse dans le Spectacle. Quelque part, même ceux qui sont salariés sont des « entrepreneurs du Spectacle ». C’est un élément fort de ce métier-là.

Deuxième élément important que j’ai compris assez rapidement lors de mes premières expériences professionnelles : j’avais besoin d’un secteur qui me fasse « vibrer ».
J’ai plein d’amis qui « font beaucoup d’argent » et qui ont réussi (peu importe les critères selon lesquels on détermine une « réussite ») dans les métiers de la Finance, de la Banque… Même si on me proposait la plus belle des réussites « en vendant des taille-crayons » (avec tout le respect que j’ai pour tous ceux qui en vendent), je ne pourrais pas m’épanouir là-dedans : j’ai besoin d’un secteur où je me réveille avec passion, où « on ne compte pas ses heures ».
Malheureusement, dans tous les métiers, « on ne compte pas ses heures ». On a l’impression de le faire uniquement dans le « Monde du Spectacle » (en travaillant tard le soir ou le week-end), mais un Avocat ou un Dentiste fait la même chose, etc.

Tant qu’à faire, vu qu’on va de toute façon beaucoup travailler, il faut absolument s’amuser dans ce qu’on fait !

Quelle a été « l’allumette qui a embrasé le feu » ? Autrement dit, comment t’es-tu retrouvé au Crazy Horse ?

Des rencontres professionnelles…
Je crois beaucoup en la notion de « parrain professionnel », de « rencontre professionnelle ».

Daniel Stevens est un monsieur très connu dans le Monde du Spectacle. Au départ, il était Associé dans un Cabinet de Conseil, et il se trouve que je travaillais dans son Cabinet. Il n’était pas encore aussi impliqué dans le Monde du Spectacle qu’il ne l’est aujourd’hui…

Tu peux nous dire qui est Daniel Stevens aujourd’hui ?

Aujourd’hui, Daniel Stevens est d’abord l’un des pionniers du Syndicat Professionnel des Cabarets.
Il est aussi très proche de beaucoup d’entreprises du Spectacle en tant que Conseiller. Il l’a été pour le Crazy Horse et pour le Paradis Latin. Il l’est aussi pour beaucoup d’autres salles. Il a participé à la rédaction de la Convention Collective du Spectacle Vivant, et à tant d’autres choses…

Dans des moments comme ceux qu’on vit aujourd’hui, il est forcément important que des personnes comme lui consacrent du temps à faire avancer les législations et le lobbying auprès des Autorités, et à travailler sur la représentativité de nos métiers (comme le font Malika Séguineau au niveau du PRODISS et d’autres personnes).
On manque fortement de représentativité ! On est « connus » : les gens connaissent les noms, les marques, certains Artistes… mais on est souvent pris pour des « saltimbanques » ! On a donc besoin de gens pour faire passer ces messages : « C’est une activité professionnelle à part entière, c’est une Industrie qui pèse ».

C’est très intéressant ! On reviendra à la « représentativité » vers la fin de cet épisode, quand on parlera de la « crise ».

Revenons sur le début de ton parcours… C’est marrant parce que Daniel Stevens fait le « lien entre tes deux vies » : il était dans le Conseil, tu étais dans le Conseil, et il t’a amené vers le « Monde des Cabarets » …

C’est même une « troisième vie ».

C’est quelque part grâce à lui, ou en tout cas à son entreprise, que j’ai rencontré ma femme !
L’anecdote fait que la première fois que je l’ai vue c’était au Crazy Horse. Elle n’était pas sur scène, on était tous les deux dans la salle. Je ne travaillais pas là-bas non plus. 

Il y a eu un « carrefour de ma vie » au Crazy Horse. Comme tu l’as dit, c’est à partir de là que j’ai pris cet « embranchement » et que ma carrière a pris un autre chemin que celui qu’elle devait prendre au départ.

J’imagine qu’on ne passe pas d’un jour à l’autre de Consultant à « je suis Directeur Général du Crazy Horse », quand même…

A ce moment-là, j’avais monté une activité dans le Tourisme. J’étais parti de cette constatation : « On est la ville mondiale qui accueille le plus de touristes au monde et, en termes de dépenses par habitant, on est plutôt faible par rapport à d’autres villes ». Il y avait donc quelque chose qui n’allait pas. On ne s’adressait peut-être pas à eux de la bonne manière …

J’étais en « fin de vie » de cette entreprise-là pour différentes raisons, et un jour Daniel m’a appelé en me disant : 

« Le Crazy Horse… ça peut t’intéresser ? 
- Oui… mais ça vient d’être racheté et ils ont nommé quelqu’un… 
- Oui, mais ils ont besoin de quelqu’un d’autre à côté de la personne… »

C’était en 2006 : le rachat du Crazy Horse par Philippe Lhomme et ses associés.
Ils avaient mis Andrée Deissenberg comme Directrice Générale, ils avaient besoin d’une personne « à côté d’elle » pour développer l’entreprise, et Daniel m’a dit : « Je te passe Philippe ! »

Ça s’est fait assez rapidement.
On s’est rencontrés avec Philippe Lhomme. Je crois que le fit est tout de suite « bien passé », et de manière amusante il m’a dit : « Bon, très bien ! Je vous fais confiance. Ça va bien se passer, mais parlez-en d’abord à votre femme. Prenez-en le temps, parce que c’est elle qui devra vivre chaque soirée où vous serez en retard, où vos ami(e)s lui diront : « c’est normal : il est encore à une répétition avec des danseuses… »
C’est elle qui va devoir vivre avec ça… »

Evidemment, ça s’est très bien passé et j’ai été très heureux de pouvoir rejoindre le Crazy Horse !

En termes de Marketing, j’imagine que c’était à la fois « très artisanal » et « une Industrie » : il faut attirer tous les pays et être extrêmement inventif pour renouveler tous les publics, non ?

Par rapport à du « Spectacle » tel que je le fais aujourd’hui, la différence est que c’était un vrai mix entre du Commercial et du Marketing.

Tout le monde sait que quand on fait la promotion d’une tournée ou d’un concert, on met en vente dans les réseaux de billetterie et on adjoint, en fonction des besoins, une campagne Marketing avec de l’affichage, des R.P. [Relations Publiques] et ce qu’il faut pour bien communiquer le fait que « la date est en vente ». 

Là, on a en plus du Commercial auprès des Grands Hôtels Parisiens, pour faire en sorte que les touristes qui n’ont encore rien prévu pour leur soirée choisissent, au dernier moment, de se rendre dans ce cabaret.

C’était aussi aller « au fin-fond du monde » et se faire ajouter aux packages des tour-operators pour que les touristes se disent : « l’après-midi je vais faire le tour en bus, je vais visiter Le Louvre, ou Versailles, et le soir j’irais là-bas… »

C’est un vrai mix des deux. Ce sont deux métiers.

On en vient à La Seine Musicale… La « feuille blanche » ?

Oui ! Une super opportunité.
J’ai eu la chance de succéder à Jean-François Richard, un ami, qui a quitté La Seine Musicale pour partir sur d’autres « aventures footballistiques » à l’Olympique de Marseille, et qui a fait tout le « sale boulot » : il a fait toute la conception et imaginé « comment ça allait se faire ». J’aurais été bien incapable de le faire ! 

J’ai eu la charge « d’ouvrir cette histoire » et de l’écrire avec les équipes. Je dis « les équipes », mais j’ai aussi eu cette chance de pouvoir constituer « mes équipes » de A à Z ! C’est quelque chose qui n’a pas de prix, c’est extraordinaire ! Ça a un défaut : on arrive et il n’y a pas grand monde en place…

Tu le disais en introduction, c’est un mix assez inédit en France. Ça existe un peu plus en Europe, aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons. C’est d’abord un vrai mix de salles…

Pour les gens qui ne sont pas encore venus, peux-tu nous « l’expliquer » ?

La Seine Musicale est située sur l’Ile Seguin, à Boulogne-Billancourt (anciennes usines Renault).
Le bâtiment fait 36 000 mètres carrés, c’est immense ! 

Il y a une très grande salle qui peut monter jusqu’à 6 500 personnes en « assis-debout ». C’est un peu notre « Zénith » (avec des particularités différentes) : on y fait beaucoup d’accueil, de grands concerts, de grands spectacles. Il y a aussi un auditorium qu’on voit bien de l’extérieur parce qu’il est sous cette verrière magnifique avec une voile en panneaux photovoltaïques qui tourne autour. Il est dédié aux musiques non amplifiées : il est fait tout en bois. C’est un endroit absolument extraordinaire, l’acoustique y est « dingue » et on y a une grande programmation, principalement Classique et Jazz. On y travaille petit à petit d’autres programmations plus « Musiques Actuelles », dans des versions plus « dépouillées ».

Il y a là un orchestre résident, en plus…

Comme je le disais au tout début, on a recruté toutes les équipes. C’était génial, et c’était simple.

Le « schéma », lui, n’est pas hyper simple, mais il est vertueux.
C’est un Partenariat Public / Privé (une première en France dans la Culture), entre le Conseil Départemental des Hauts-de-Seine, et deux grosses entreprises industrielles : Sodexo, en charge de tout ce qui est Maintenance de Services du bâtiment, et une J.V. [Joint-venture] entre TF1 et Sodexo : Société TF1 Sodexo (S.T.S.), dont je suis le Directeur Général.
C’était le « bébé » de Patrick Devedjian, malheureusement décédé de la COVID-19 entre-temps, qui en était à l’origine et a vu les premières années de ce projet-là.

Tu es, quelque part, un « enfant » de cette J.V. …


Complètement ! Je suis salarié de cette J.V.
Mes deux actionnaires sont TF1 et Sodexo, je suis donc en permanence en relation étroite avec eux. 

C’est formidable parce que Sodexo est une entreprise experte : ils ont tout un « volet » très développé sur Paris, mais aussi aux Etats-Unis et en Espagne. Ils gèrent une grosse partie de la Restauration de la Tour Eiffel. Les « bateaux parisiens », les Yachts de Paris et le Lido, c’est eux ! 

C’est incroyable, parce que l’autre « gros » cabaret, c’est Sodexo…
Au fond, quand on est « salarié » de Sodexo et de TF1, a-t-on envie de garder un « esprit d’entrepreneuriat » ?

Je vais répondre, mais je voulais juste terminer…

J’ai parlé de Sodexo, mais TF1 est évidemment un grand média, ce qui est hyper intéressant dans ce milieu-là. Il nous apporte toute sa « force de frappe » et même une approche Marketing qui est très intéressante.

A côté de ça, on pourrait se dire que c’est compliqué de gérer les deux en même temps. Pourquoi ce n’est pas une D.S.P. ? Ce serait plus simple…

D.S.P. : Délégation de Service Public : le modèle habituel pour ce genre de choses…

Comme pour beaucoup de Zénith par exemple. 

C’est contraignant, c’est plus difficile, mais c’est vertueux !
C’est vertueux parce que le Département a gardé, quelque part, des « espaces temporels » ; ils y ont mis un orchestre en résidence, la Maîtrise des Hauts-de-Seine, et le Cœur d’enfants de l’Opéra de Paris (quand même !). Ils ont gardé quarante dates d’exploitation dans l’Auditorium, parmi lesquelles il y a aussi une vraie mission de Service Public.

Cela veut dire qu’on est un lieu complètement « hybride » : « hybride » privé/public, « hybride » entre les différentes esthétiques de musique, « hybride » entre de la Production et de la Location…

Au tout début, on me disait : « Résumez-moi La Scène Musicale. C’est quoi ? ». Les gens avaient besoin qu’on leur dise « c’est de la Location » ou « c’est ça… » :

« Vous faites Sardou ou Rachmaninov ? 
- On fait les deux ! »

Aujourd’hui, j’ai le sentiment que les gens l’ont bien compris et l’acceptent volontiers.

A plusieurs reprises dans cet entretien, tu nous as dit ton « amour » pour l’entrepreneuriat…
Est-il possible de garder un « esprit entrepreneurial » quand on est à la fois le « fruit » du Public, du Privé, de TF1 et de Sodexo ?

Oui. Comme dans tous les métiers, il y a des « jours avec » et des « jours sans », mais j’ai quand même le sentiment d’avoir, pour l’instant, le « meilleur » de tous ces mondes-là.

Comme je le disais à mes équipes au tout début : « On est une filiale de deux Groupes cotés en Bourse, au CAC 40… Prenons le meilleur de ça ! »

Dans une période comme aujourd’hui, je n’ai pas le droit de me plaindre : c’est ce qui nous « sauve ».
On est une petite structure de 25 personnes qui vient d’être créée, et en cela, on doit avoir un « esprit start-up ». Est-ce plus proche de l’ntrapreneurship que de l’entrepreneuriat « tout court » ? Oui, peut-être…

Sans être péjoratif, est-ce que ton métier c’est seulement « d’accueillir », ou c’est aussi de « produire » ?
Est-ce que tu « diffuses » ou est-ce que tu « produis » des contenus ?

Pour le coup, une grosse partie de notre métier c’est de la Production.

C’est un choix : on a décidé de s’aligner sur la temporalité des Grandes Scènes Publiques en faisant une « présentation de saison » avec une « brochure de saison » et une « politique abonnements », etc. qui arrivent au printemps chaque année.
C’est un moment formidable pour mes équipes et moi parce qu’on travaille avec des Programmateurs, on essaie de « concevoir » …

Le choix qui a été fait depuis quelques années, c’est de travailler à partir des besoins et des attentes d’un Public. Les questions qu’on se pose chaque année sont : « à qui on s’adresse ? », « qu’est-ce qu’on va leur proposer ? »
C’est comme ça qu’on a « déroulé » notamment sur la Musique Classique… On était une ville où il y avait très peu d’infrastructures de Musique Classique, et d’un coup on se retrouve dans une ville extrêmement riche en Musique Classique, avec un Public qui n’est pas « extensible » : le Public « connaisseur » de Musique Classique est un peu plus « âgé » et très « abonné »…

Aujourd’hui, on a décidé de s’adresser à un Public qui peut être amateur de Musique Classique et écouter Radio Classique dans sa voiture, mais qui n’a peut-être jamais passé les portes d’une salle parce qu’il ne sait pas quand il faut applaudir ou ce qu’il faut aller voir.
Il y a des codes ! Quand on aime Matt Pokora, on va voir Matt Pokora. C’est plus simple !
Là, ce n’est pas toujours évident : « Il y a cinq « Neuvième Symphonie » de Beethoven cette année à Paris… laquelle vais-je aller voir ? »

On a décidé de s’adresser au Public en lui proposant des formats et en « s’adossant » à des personnalités fort emblématiques (Nathalie Dessay, Jean-François Zygel, André Manoukian…) qui nous accompagnent à travers des programmations sur plusieurs dates dans la saison, soit sur des cartes blanches qu’on appelle « scènes libres », soit sur des collaborations d’artistes associés.
On se dit vraiment : « comment rendre la Musique Classique accessible à tous ? »

Le Jazz est un autre sujet…
Pour le coup, on est une « ville de Jazz » avec une myriade de clubs. Comment fait-on quand il faut remplir une salle de 1 000 personnes avec des artistes de Jazz ?
On est soit dans des clubs, soit ces « artistes de Jazz » ne sont plus des purs Jazzeux et vont à l’Olympia

Nous, on va essayer de trouver notre « juste voix » entre les deux.

Ce qui est intéressant c’est que j’ai l’impression que ce que tu nous décris s’apparente au raisonnement qu’aurait un média : « il y a d’autres médias autour de moi, il faut que j’occupe une position particulière sur le marché, que je comprenne comment parler à mon Public, que j’ai des « incarnations » : des animateurs ou des journalistes, pour faciliter le balisage … »

En fait, tu es presque comme un Patron de Média, sauf que tu fais du Live …

Je pense que la raison est qu’en France, la Production de Classique et de Jazz est principalement portée par le Service Public. Venir dans ce secteur-là en tant « qu’acteur privé » nous oblige à réfléchir différemment aux choses et à réfléchir à qui on s’adresse.
Je ne peux pas me permettre de dire : « je veux faire du bruit, je veux absolument accueillir tel orchestre, je veux faire une Nuit Tchaikovsky et même si on a que douze personnes ce sera génial car on aura fait la nuit ! »

On est l’un des seuls acteurs majeurs de la Musique Classique à travailler en « économie réelle ».

Produisez-vous autre chose que du Classique et du Jazz 

Oui. Le terme « Production » recouvre beaucoup de réalités…
On part un peu en création sur des spectacles cette année. Malgré la COVID-19, on a « fait » La boxeuse amoureuse avec Arthur H, Marie-Agnès Gillot et Souleymane Cissokho, un formidable spectacle mêlant la musique d’Arthur H, la danse de Marie-Agnès et la Boxe, autour de La boxeuse amoureuse (qui est une chanson d’Arthur H), avec un clip absolument formidable que je recommande.

Cette année, on va produire Marcus Miller, on a « fait » Gilberto Gil, on a « fait » Herbie Hancock, et quelques grands spectacles comme West Side Story, qui était une co-production entre le Producteur allemand détenant les droits, TF1 et nous. On a décidé de s’adjoindre à TF1 Spectacles pour ajouter des moyens supplémentaires sur la partie Promotion. 

Cela veut dire que vous pouvez perdre de l’argent ! Vous prenez des risques…

On a beaucoup de lignes d’activités où on perd de l’argent !
Pour la Musique Classique, on a cette « obligation » (je suis très heureux qu’on l’ait parce que c’est formidable intellectuellement) : il n’y a pas une date où on est rentables !

Il n’y a pas une date où vous êtes rentables…

C’est impossible.

Pourquoi ?

Structurellement, c’est impossible !
Normalement (le coût d’un Plateau Classique étant ce qu’il est), les places devraient être beaucoup plus chères, mais l’environnement concurrentiel dans lequel on est, subventionne les artistes mais aussi les places !

On est donc « obligés » de ne pas être rentables… ou alors on se retrouve beaucoup trop chers par rapport à la concurrence.

Au fond, comme un média qui a des « cotas », vous avez des productions structurellement déficitaires mais sublimes en images qui sont, peut-être, compensées par la « partie Zénith » : La Seine Musicale et La Grande Salle, où vous pouvez accueillir des grands spectacles ou des grandes tournées…

C’est absolument ça… et il y a des Productions sur lesquelles on essaie de gagner de l’argent !
Quand on « fait » West Side Story et tous les concerts dont je vous parlais, on essaie de gagner de l’argent…

Comme tu le disais, on peut en perdre aussi…
Cette année, on a une collaboration avec Benjamin Millepied autour de Roméo et Juliette. C’est une création. Au moment où on a signé le contrat, on ne savait pas si on gagnerait de l’argent !
Il se trouve que le Public « suit ». On l’a déjà reporté trois fois… j’espère qu’on pourra le faire un jour !
Je suis convaincu que ce sera en septembre, mais il n’y a pas de certitudes dessus.

Tu viens de faire allusion à cette « crise » : on ne peut pas se quitter sans en dire deux mots.
J’ai l’impression que vous avez choisi d’être résilients. Vous n’avez jamais dit : « on annule, on se met en boule et on attend », vous avez toujours inventé des « formats », comme celui « avec les transats » à l’automne…

Oui, les Classic-chills.
Ça a été un choix, effectivement. Je parlais tout à l’heure de saisonnalité et de lancement de saison à peu près en avril-mai… On était déjà « dans la crise », donc on s’est posé des questions : « qu’est-ce qu’on fait ? On plie-bagages jusqu’à la fin de l’année ? On dit qu’il n’y aura pas de saison Classique / Jazz jusqu’à la fin de l’année ? On ne fait que « ce qui est sûr » et on n’investit pas d’argent ? ».
J’aurais pu mettre toutes les équipes au chômage partiel…

« Est-ce que, comme d’autres salles, on fait comme si de rien n’était : on programme tout et on verra bien ? »

Je pense que ces deux solutions n’étaient pas les bonnes.
On a essayé de faire une « saison adaptée » (je ne sais pas si c’était la « bonne » solution mais on en est contents), en partant d’un postulat : « on nous impose de la distanciation… on va essayer de rapprocher artistes et Public à travers cette distanciation. »

Tu mentionnais très justement ces concerts, notamment Classiques, dans La Grande Scène (pas là où ils doivent être d’habitude). On a installé 300 transats autour d’un piano ou autour d’une formation.
On l’a fait plusieurs fois, notamment avec Vanessa Wagner pour le dernier. Tout le monde était assis dans un transat, à proximité de l’artiste, dans une mise en lumière très jolie, très apaisante, très agréable : on avait l’impression d’être dans un « temps suspendu ».

Effectivement, j’ai l’impression qu’on a réussi à faire quelque chose de créatif pendant cette période qui en « demandait tant ». Je ne vais pas dire que c’est anecdotique parce qu’on en est très fier et que ça a permis de « porter » cette partie de la saison, mais le reste du temps, malheureusement, on est restés plutôt « fermés » qu’autre chose…

Il y a quand même des mises en vente qui continuent sur le site…

Je ne sais pas si tu te souviens qu’au printemps, le Tourisme a « pris ce pli » dès le début.
Comme souvent, il faut regarder ce qu’il se passe ailleurs. Le Tourisme et le Sport sont deux secteurs que je regarde de près parce qu’ils ont souvent un temps d’avance par rapport à nous sur beaucoup de sujets.
Ils ont dit : « Réservez vos vacances ! Réservez vos billets et on vous remboursera si ça ne peut pas se faire ». Je pars exactement du même principe : « Programmons, achetez vos billets et on vous remboursera si jamais ça ne peut pas se faire ». On ne peut fonctionner que comme ça, sinon on arrête tous de travailler !
Le problème, c’est qu’il y a un tel délai entre le moment où on décide de programmer et la date qu’on est obligé de programmer en anticipation. Faisons-le, et si jamais on doit annuler, on annulera.

Il faut que tu me parles de Matt Pokora… [Rires]
Ce n’est sans doute pas vous qui avez été directement « aux commandes de tout », mais « en gros », Matt Pokora a fait un énorme évènement en live streaming chez vous, c’est ça ?

Oui. Il y a eu l’un des premiers très gros évènements en live streaming (à l’échelle française en tout cas) qui a été fait tout début décembre avec Inlive Stream. Il a eu un très gros succès.

On a beaucoup appris sur plein d’aspects. Je passe les aspects techniques parce qu’on réalise qu’il y a 50 régies de plus que d’habitude et beaucoup plus de moyens que sur un autre concert…

Ce n’est pas simple, en fait…

Non. D’abord ce n’est pas simple, et il ne faut pas croire que parce qu’il n’y a pas de concert en live, avec du public présent, ça coûte moins cher. Ce n’est absolument pas vrai ! Bien faire les choses coûte de l’argent. Rien que le plateau des personnes qui étaient là pour répondre par tchat aux spectateurs qui avaient un problème technique ou qui se posaient des questions… Si on ne les « met » pas, le problème c’est qu’on a 50 % de mécontents derrière : ça n’a pas d’intérêt !
Ça a été fait de manière extrêmement professionnelle, et c’est pour ça que ça s’est bien passé.

Ce qui était extraordinaire, c’était de lire ce « fil tchat » : lien entre l’artiste et le Public.
Matt Pokora a vraiment joué le jeu en permanence. Il a compris qu’il ne faisait pas un « concert normal », ni un clip, ni une captation télé, et qu’il faisait quelque chose de nouveau où il fallait interagir. Il parlait aux gens. C’était formidable !

Je lisais les commentaires des gens : « c’est la plus belle soirée de ma vie », « c’est génial ! », « le plus beau concert ! » … Ouaw ! C’était un « concert sur Internet » et les gens l’ont compris comme ça. C’est génial !

Je ne suis absolument inquiet sur le fait que ça remplace un jour le live en salle. Par contre, en complément, en étant créatif et en sachant exactement en quoi ça vient compléter les expériences des salles, je pense qu’il y aura une vraie place pour le live streaming après le COVID-19…

Vous-même commencez à vous dire : « Un jour, on pourrait produire ça nous même ! » ? C’est peut-être un secret…

Pour l’instant, on n’a fait uniquement des captations beaucoup plus « sages et à l’ancienne » d’Orchestres Classiques, qui sont diffusées sur ARTE (pour les concerts), Medici.tv, ou sur d’autres plateformes qu’on connaît tous.

On a ces réflexions. Aujourd’hui, je n’ai pas d’informations particulières à communiquer en tout cas.

Olivier, dernière question.
Tu l’évoquais tout à l’heure : depuis 2015, il y a eu ces abominables attentats, des grèves, des « Gilets Jaunes », et aujourd’hui cette pandémie… Pourtant, il y a des gens qui nous écoutent et qui ont envie de faire partie de tes équipes un jour, ou de travailler dans ce milieu du Spectacle Vivant…

On les encourage ou on ne les encourage pas ?

Je crois qu’il le faut absolument !
Une chance que l’on a c’est que, comme pour la Restauration qui est dans une situation tout aussi terrible que la nôtre voire pire, les gens auront toujours envie de manger et ils recommenceront à manger assez rapidement…

On l’a vu quand ça a réouvert : les gens se sont « rués » dans les bars, les restaurants et les salles. On a eu du monde dans nos salles ! 

Je vois que des concerts comme ceux d’Indochine dans des stades sont complets !
C’est dans des stades, c’est au mois de juin et c’est debout ! Les gens ne savent même pas s’ils pourront y aller ou pas mais c’est complet… et ce n’est pas le seul concert (je cite celui-ci parce que je l’ai en tête).

Cela veut dire que quand on propose des choses aux spectateurs, les gens veulent revenir très vite vers les salles ! Après, est-ce que tout sera intacte, inchangé, comme si rien ne s’était passé ? Je ne crois pas.
Je ne sais pas exactement de quoi sera fait l’avenir, mais il y a encore de la place pour le Spectacle Vivant… Largement ! 

Merci beaucoup Olivier !


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