Saison 2

S02E02 - Jean-Marc Dumontet, producteur d'humour et de théâtre, Directeur de salles

Jean-Marc DUMONTET est une figure centrale du petit monde du spectacle vivant. Propriétaire et directeur de théâtres iconiques (Bobino, Le Point-Virgule, Le Théâtre Antoine, …), il est aussi très actif dans la production de spectacles et d’artistes (Nicolas Canteloup, Alex Lutz, Les Coquettes, Édouard Baer, …). Porté par deux jambes aussi musclées l’une que l’autre : la gestion d’entreprise et la direction artistique, il partage dans cet épisode son parcours incongru : programmé pour être notaire, il a commencé en vendant… des pin’s. Puis tout s’est enchainé, toujours avec une réussite insolente et un culot phénoménal très réfléchi. Enregistré dans les bureaux de Delight en Octobre 2020, le jour de l’annonce du couvre-feu, cet entretien montre l’enthousiasme viscéral d’un homme qui fait bouger notre milieu. Pour le reste, restons unis. Continuons à y croire… La lumière va revenir, elle revient toujours ! Bonne écoute <3

Sold Out Jean-Marc Dumontet

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SOLD OUT - Saison 2, épisode 2

D’aspirant notaire à défricheur du théâtre, l’inspirant parcours de Jean-Marc Dumontet

La mode est indubitablement aux podcasts. Pionnier, SOLD OUT, le podcast de Delight, a débuté dès 2019, tant il nous semblait nécessaire de faire parler, sans autre forme de fioriture, celles et ceux sans lesquels le spectacle vivant serait mort depuis longtemps. Non seulement elles et ils ont accumulé un savoir-faire unique, façonné à coup de succès éclatants et d’échecs formateurs, mais elles et ils savent œuvrer (plus ou moins) dans l’ombre pour proposer autre chose au public, en s’adaptant à ses nouvelles attentes, voire en suscitant de nouvelles habitudes.

Le deuxième invité de cette deuxième saison est un influenceur. Pas un de celles et ceux qui squattent YouTube pour se faire mousser auprès d’une communauté avide d’échanges parfois un peu superficiels. Jean-Marc Dumontet fait partie d’une petite tribu qui a su sortir peu à peu le théâtre de ses ornières réductrices, de l’opposition entre œuvres intellectuelles et œuvres populaires, osant s’attaquer à frontière théoriquement infranchissable entre le spectacle public et le spectacle privé. Tout en s’attachant à diversifier l’offre théâtrale dans ses salles comme le Point Virgule ou Bobino, en particulier auprès des jeunes qui désertaient le théâtre, il a aussi voulu galvaniser la profession en créant les Molière, dont le statut n’est plus à démontrer. Mais ce mélange d’intuition et de passion, qui nous va droit au cœur, n’a pas empêché ce notaire défroqué de garder les pieds sur terre, alliant marketing du spectacle et audace de programmation, devinant le potentiel des solutions data, utilisant les outils d’aujourd’hui de CRM culturel pour conquérir de nouveaux spectateurs. Car cet infatigable producteur et entrepreneur est aussi créatif que bon manager. Nous avons eu le privilège de pouvoir échanger avec lui à bâtons rompus pour ce deuxième épisode de la deuxième saison de SOLD OUT.

Episode 2 – Jean-Marc DUMONTET

avec Jean Marc Dumontet, propriétaire de salles iconiques comme Bobino, le Théâtre Libre, le théâtre Antoine et d’autres salles à Paris et à St Malo, et producteur de spectacles et d’artistes comme Alex Lutz, Nicolas Canteloup, Edouard Baer, Richard Berry dans Plaidoiries, et beaucoup d’autres.

Enregistré dans les bureaux de Delight à Paris en octobre 2020

Depuis le premier épisode de la deuxième saison publié il y a une quinzaine de jours, le confinement nous est tombé sur le coin de la figure.

Si vous travaillez dans spectacle vivant, plus que jamais on pense à vous et on est à vos côtés. C’est dur on ne s’y attendait pas, on ne voulait pas le voir venir ou on ne l’a pas vu venir. En tout cas, ce n’est pas du tout une bonne nouvelle évidemment. I faut qu’on continue à y croire ; on n’a pas d’autres choix de toute façon. C’est pour ça que cet épisode est publié comme on le prévoyait aujourd’hui, avec quelqu’un de très inspirant qui va peut-être nous aider aussi à voir les choses différemment : Jean Marc Dumontet, qui est à la fois producteur de spectacles, beaucoup dans l’humour et dans le théâtre, et puis propriétaire de salles de théâtre iconiques à Paris.

Et vous allez voir qu’il a un discours très mobilisateur, vraiment très inspirant. Je tiens à vous dire qu’on a enregistré cet entretien avec lui, d’une trentaine de minutes, juste avant que le Président de la république n’annonce le couvre-feu. À l’époque, on ne parlait même pas de confinement, on n’a rien changé, on n’a pas retouché, parce que les propos de notre invité, vous verrez, sont plus que jamais d’actualité.

Jean-Marc Dumontet, 1er billet vendu ?

C’était pour la Java des Mémoires, spectacle de Roger Louret. C’était à Bordeaux, il y a très longtemps, c’était en 1992.

Dernier billet vendu ?

Le dernier billet que j’ai vendu ? C’était pour Richard Berry, Plaidoiries, le jour du confinement, le 29 octobre.

Bonjour c’est Jean-Marc Dumontet. J’ai le bonheur de diriger des théâtres et de produire des artistes.

Bonjour Jean-Marc. Au début, on n’aurait pas dû te retrouver dans SOLD OUT puisque je crois que t'étais destiné, programmé comme tu le dis, à devenir notaire…

Oui parce que je suis issu d’une famille de notaires. Mon père était notaire, mon grand-père était notaire et depuis que j’ai 5 and, j’étais terriblement convaincu, terriblement est le bon mot d’ailleurs, que je deviendrais notaire. J’ai commencé mes études de droit, j’ai fait une maîtrise de droit et ensuite j’ai fait une première année d’école de notariat parce que ma voie était a priori toute tracée. Et puis il s’avère que j’avais eu la chance, pendant mes études, de beaucoup papillonner parce que je faisais Droit et Sciences-po, et à côté de ça je faisais aussi du journalisme avec le Quotidien de Paris : j’étais leur correspondant quand j’avais 20 ans, donc c’était assez génial, en Aquitaine. Je faisais une quinzaine de papiers et je faisais de la politique, je faisais beaucoup de papiers politiques, je faisais du sport – c’était la grande épopée des Girondins de Bordeaux –, je faisais des procès, je faisais des faits divers, je faisais de l’économie. Incontestablement ça me passionnait de toucher à tout, et quand il s’est agi de s’arrêter et de ne faire plus que du notariat, là j’ai un peu bloqué et j’ai cherché des voies de traverse, que j’ai vite trouvées d’ailleurs.

La traverse dans la culture, dans l’art ?

Non, dans l’entreprenariat. J’ai créé ma première boîte, qui était une boîte de conseil en communication, en 89, j’avais 23 ans.

C’est la fameuse époque des pin’s

C’est avant. Ma première mission, c’est un contrat d’un an avec le Président du Conseil Régional d’Aquitaine, qui s’appelait Jean Tavernier, qui était un novice en politique, pour le conseiller sur toutes ses relations presse. C’était mon premier gros contrat. Et donc j’ai développé plein d’activités de communication, un peu institutionnelles, avec des entreprises ou des collectivités locales. Et puis, effectivement ; est arrivée cette mode des pin’s dans laquelle je me suis engouffré. Et ça m’a porté chance parce que j’ai gagné beaucoup d’argent, ce qui m’a permis de me diversifier et d’entreprendre dans des secteurs qui étaient assez enthousiasmants, et notamment la culture. Et donc je me suis retrouvé à faire des pin’s, j’avais 30 personnes, j’avais un bureau à Barcelone de 5 personnes, un bureau à Bruxelles de 5 personnes et on fabriquait à Taïwan, où je me suis rendu en 91 et 92. C’était très enthousiasmant, parce qu’on partait de rien, on gagnait beaucoup d’argent et ça me permettait une diversification incroyable. Donc c’est une époque assez heureuse et assez dingue !

Donc c’est quoi, c’est du pragmatisme, c’est de l’opportunisme, c’est la capacité de saisir des opportunités ?

Oui, je crois que j’ai la chance d’être opportuniste, c’est-à-dire que je ne sais pas si j’ai du flair… je n’aime pas cette expression parce que ça voudrait dire qu’on anticipe les choses. J’ai vu ce phénomène, j’ai vu à quel point il touchait les gens et, au fond, je crois que dans la vie professionnelle il ne faut rien s’interdire, et moi je ne me suis pas interdit grand-chose. Alors j’espère que ça a bien tourné, mais je crois plutôt. Mais je ne me suis pas interdit grand-chose donc là, tout à coup, j’ai vu ces pin’s, ça n’avait aucun intérêt intellectuel ou quoi, je n’étais pas collectionneur.

Mais se dire « je pars à Taïwan, je trouve des fournisseurs »… C’était une époque où il n’avait pas internet donc tu vas à la Chambre de Commerce, tu compulses des gros catalogues, où il n’y a pas grand-chose d’ailleurs, tu envoies tout un tas de fax à des fournisseurs éventuels qui te répondent ou pas, tu lances tes premières commande s, tu es totalement dans l’inconnu de ce qui se passe, si ça reviendra un jour de Taiwan ou pas, et miraculeusement, les délais sont tenus, ça arrive ! et donc, de fil en aiguille, tu te dis « tiens, il y a sans doute un business à faire là ». Je pars à Taïwan en mars 91, j’y vais trois fois dans l’année 91, je trouve des fournisseurs capables de répondre à la demande, mais moi je fabriquer des millions de pin’s, des centaines de milliers par mois, c’était une aventure assez incroyable, et c’était une aventure entrepreneuriale. C’était ma première grande aventure entrepreneuriale, parce que c’était recruter des équipes ; c’était former des équipes ; c’était manager des équipes ; c’était surtout, dès le départ, penser que ça allait être très éphémère et qu’il fallait bâtir l’après, pour se diversifier. En 93, j’avais racheté un journal économique que je vais diriger pendant 8 ans à Bordeaux. C’était penser l’avenir aussi, c’était ça qui était intéressant, j’apprends mon métier de chef d’entreprise, au fond, à ce moment-là.

Une question peut être un petit peu triviale, mais quand on se destine être notaire, qu’on connaît bien cette ville de Bordeaux, qu’on n’y a sans doute un passé, en faisant des pin’s, on ne se dit pas qu’on va justement perdre une certaine prestance intellectuelle à être juste chef d’entreprise, il n’y a pas ce truc-là de se dire, mais que vont en penser mes pairs ?

Je m’en moque complètement. Je crois que, si on est trop attaché au regard des autres, on ne fait pas grand-chose et on se pollue la vie. Donc je n’avais pas ce souci-là. Mon souci, c’était de mener une aventure entrepreneuriale, de faire fructifier mon entreprise parce qu’il fallait qu’elle dégage de l’argent et que cet argent me servirait pour d’autres projets… et j’avais plein d’autres projets. Donc être catalogué comme un vendeur de pin’s, je m’en moquais un peu parce que j’avais un parcours universitaire assez brillant, je me débrouillais bien, je n’avais pas de revanche à prendre, ni de complexe. Donc il y avait une opportunité, je la saisissais très sérieusement, en le faisant bien. Ce n’était pas pour autant ma vie de fabriquer des pin’s.

Et justement, ta vie était déjà plutôt dans la culture ? C’est là qu’on commence à croiser les premiers chemins, les premières scènes…

Quand j’avais travaillé pour le Quotidien de Paris, j’avais beaucoup frayé avec une compagnie qui s’appelait la compagnie Roger Louret qui était en Aquitaine, à Monclar d’Agenais, un petit village de 900 habitants. Et je les suivais, j’avais chroniqué sur eux, j’avais écrit des papiers sur eux. Ils faisaient une Nuit du théâtre qui était absolument géniale. Roger Louret était metteur en scène à cette époque-là de Muriel Robin, de Pierre Palmade, de Robin Bedos. Je me suis rapproché effectivement d’eux, de ses créations et, grâce à l’argent que j’ai gagné avec les pin’s, dès 92, au moment où ça décolle sur les pin’s, je produis la première pièce qui s’appelle la Java des Mémoires pendant 6 semaines à Bordeaux. Alors là vraiment, j’apprends un métier que je ne connais pas du tout, je ne sais rien. Mais je produis la Java des Mémoires pendant 6 semaines à Bordeaux, ça marche très bien. Je me rends compte tout de suite…

… Je t’arrête. Je suis toujours fasciné par ce mot-là « je produis » ? A ce moment-là, tu t’es demandé, dans ton coin tout seul, ce que ça voulait dire « je produis » la Java des Mémoires ?

Non, je ne me le suis jamais dit.

Tu résolvais les problèmes les uns après les autres...

Je produis, ça veut dire que je suis responsable de ce projet, entièrement, que je dois lui donner vie, je dois lui donner sens et je dois le conduire à la réussite. Je ne sais pas faire, il y a un spectacle, j’accueille ce spectacle et je dois me doter de tous les moyens commerciaux, de communication pour que ce spectacle rencontre les spectateurs. Donc mon travail, c’est ça, c’est rencontrer les spectateurs, c’est constituer déjà des fichiers clients parce que les gens qui viennent voir ce spectacle aiment ce spectacle, donc c’est prendre toutes leurs adresses, toutes leurs coordonnées… A l’époque, on fait des mailings, par la Poste. Le fax est arrivé à la fin des années 80 dans les entreprises, pas chez les particuliers. Tu les joins dans un courrier par voie postale. Donc c’était prendre les coordonnées de tout le monde et leur écrire,

Et déjà, tu te dis que c’est important.

L’avantage des pins, si tu veux, c’est que ça m’a fait faire du commerce à outrance et que j’ai compris ça. Et ensuite l’avantage de diriger un journal économique pendant 8 ans, c’est de me rendre compte de l’importance essentielle du client. Donc le client, quand il te croise, il faut le garder. Le client, tu n’es pas là pour lui faire la morale. Toi, quand tu es dans un restaurant, tu n’es pas là pour faire la morale au client, tu n’es là pour lui dire « asseyez-vous là ou là », tu es là pour le garder, pour le satisfaire. J’ai ça très très ancré en moi instinctivement, ce sentiment.

Et donc quand on fait la Java des Mémoires, je récupère toutes les adresses, mais vraiment, on récupère toutes les adresses. Et ça nous permettra de faire 6 semaines pleines de la Java des Mémoires, et surtout ça me permettra derrière de lancer les Années Twist à Bordeaux avec deux dates au Pin Galant, une très grande salle qui fait 1 200 places, en m’appuyant sur mon fichier. Je vais leur écrire à tous les gens qui ont vu la Java des Mémoires, pour leur dire que la nouvelle création de la compagnie Roger Louret, c’est les Années Twist. Et là, j’ai ces fichiers qui sont de l’or parce que les gens reviennent. Moi, je ne pense pas que le public est curieux, il a besoin d’être rassuré. Donc il est rassuré par les commentaires de son voisin, de son ami, de son beau-frère, il est rassuré parce qu’il aime ce thème, il est rassuré parce qu’il aime ces acteurs mais spontanément il n’est pas curieux. Donc quand tu as la chance qu’ils soient venus chez toi et qu’ils aient aimé le spectacle, eh bien tu les conserve. Et donc je vais bâtir les deux dates qu’on fait au Pin Galant pour le spectacle les Années Twist avec tous les spectateurs qui sont venus pendant 6 semaines voir la Java des Mémoires.

Et donc je constitue un fichier clients parce que j’ai pressenti que c’était quelque chose d’essentiel.

A ce moment-là, tu n’as rien à dire sur ce qui se passe sur scène, c’est ça ? Tu accueilles un spectacle qui existait déjà.

Non. La Java des Mémoires, c’était le cas, c’était un spectacle qui existait déjà, et j’avais vu ce spectacle que j’avais adoré, qui m’avait bouleversé. Je leur avais dit « si je peux vous aider, je le ferai », ce que j’ai fait. Parce qu’ensuite, on est parti 8 mois au Théâtre de la Renaissance à Paris en 92, donc c’est un très beau parcours. Sur les Années Twist en revanche, je vais assister à l’accouchement, c’est-à-dire que je vais participer à toutes les auditions, je vais assister aux répétitions jusqu’à me faire virer d’ailleurs par le metteur en scène, je la ramenais…

Déjà !

Je n’étais pas d’accord, et donc il m’a viré. Ensuite, il m’a écrit une longue lettre, sur un spectacle qui est un accouchement, et qu’il est archi-sensible, épidermique à ce moment-là, et qu’il ne peut pas entendre mes critiques. Mais je me rappelle plusieurs réunions, il y avait Muriel Robin qui était mon associée, la compagnie Roger Louret et moi, on est trois à parité, chacun un tiers, ça bouge beaucoup entre nous et effectivement, moi j’ai envie de dire des choses, j’ai envie de les bousculer, de les amener le plus haut possible. Donc je pense que mon travail, je le dis souvent, c’est un travail de contradicteur.

Explique-moi ça. Ça veut dire que tu n’es pas là pour brosser les gens dans le sens du poil ? tu es là pour dire « je pense que… ».

Oui. Je suis surtout là pour amener l’artiste à son meilleur niveau et pour que la prestation soit la plus excellente possible, parce que nous sommes dans une économie de l’offre et c’est vraiment la qualité de ce qu’on propose qui fera la réussite.

Oui c’est-à-dire que ce n’est pas la demande qui va faire vraiment le spectacle, c’est ce que nous on décide de mettre sur scène qui va…

Exactement. Et ça c’est quelque chose de très fort dans ma tête. Les artistes ont évidemment un talent pur mais sur ce talent pur il y a beaucoup à jeter, c’est normal. Muriel Robin dit souvent que le talent, c’est de savoir couper, donc il faut savoir couper, il faut savoir jeter, il faut savoir changer d’angle, il faut savoir ne pas être enfermé dans un propos, par moment. Et ça c’est quelque chose que j’ai tout de suite revendiqué et que je pense pouvoir apporter à un artiste, cette contradiction, pour le mener le plus haut possible, parce que mon devoir, c’est de l’accompagner le plus haut possible. Donc s’il y’a des choses qui, à mon sens, sont un peu moyennes, il faut qu’on s’en sépare, il faut qu’on vise les sommets.

On va parler maintenant de Nicolas Canteloup dans une seconde, oarce que c’est l’étape d’après. Mais avant ça, j’ai vraiment envie de rebondir sur ce que tu viens de dire : savoir couper, apporter la contradiction, couper ce qui est moyen. Est-ce que c’est aussi appliqué à la gestion de l’entreprise ?

Bien évidemment. Moi, mon travail c’est de tout regarder, de tout voir, de tout savoir. Moi j’ai la chance d’avoir deux jambes aussi musclées l’une que l’autre…

La gestion et l’artistique…

… et donc je connais les budgets de tous mes artistes, je connais les investissements et j’ai pas mal d’artistes, je connais les moyennes de beaucoup de mes spectacles… donc c’est cette agilité-là qui me permet de faire les bons choix, parce qu’on fait les bons choix quand on est en connaissance de cause.

Évidemment les domaines ne sont pas les mêmes, mais à chaque fois, je suis responsable de tout, c’est ça que je trouve formidable dans mon métier de chef d’entreprise et d’entrepreneur c’est qu’on est responsable de tout. Si je suis responsable de tout, il n’y a pas de zone d’ombre, je dois tout savoir, tout connaître, tout pouvoir piloter, même si évidemment j’ai des équipes prennent le relais, parce que je ne peux pas tout faire tout seul. Evidemment, j’ai dit, j’ai des équipes costauds, mais il n’empêche que si je n’ai pas une parfaite connaissance de tous mes budgets, on ne prend pas les bonnes décisions. Et donc moi je fais mes budgets moi-même, je fais mes tableurs Excel, même si évidemment on me les complète. Je suis parfaitement au courant de beaucoup, beaucoup de choses pour pouvoir orienter, parce que c’est ça le job d’un chef d’entreprise. L’artistique préside à tout et décide de tout, mais tu ne peux pas au nom de l’artistique te désintéresser de l’économique, au contraire. Il faut bien maîtriser pour pouvoir t’abandonner sur l’artistique.

Je pense que plein de gens ont l’image d’un excellent gestionnaire et d’un très grand chef d’entreprise, peu savent à quel point tu t’impliques dans chaque virgule de l’artistique. Je pense qu’un des meilleurs exemples c’est Nicolas Canteloup que tu accompagnes depuis combien de temps maintenant ?

22 ans !

22 ans… Ça a commencé comment ?

Ça a commencé sur des conventions d’entreprise où on l’a fait venir. Moi je n’assistais pas et tout le monde m’a fait des retours dans mon entreprise. C’était pour des événements d’entreprise et tout le monde me faisait des retours dithyrambiques le lendemain, parce qu’il a assisté à la convention d’entreprise et il a fait la parodie dans l’instant, et ça a bluffé tout le monde.

Alors raconte-nous ces parodies dans l’instant. Moi je l’ai beaucoup vécu à Europe 1 mais les gens ne le savent pas beaucoup…

C’est tout simplement que Nicolas assiste à la Convention d’entreprises où défilent le chef d’entreprise, le directeur marketing, le directeur des Ressources humaines, des fournisseurs. Ils racontent les grands plans stratégiques… et Nicolas arrive derrière et brocarde tout le monde et refait véritablement les interventions de chacun avec la voix, les postures – parce que c’est ça qui est important plus que la voix –, les mimiques, les tics, les accidents, les hésitations… et Nicolas refait ça. C’est un exercice vertigineux tellement il est brillant.

Et donc j’ai commencé à travailler avec Nicolas autour de ça, autour des conventions d’entreprises. Et puis progressivement, je lui demandais tous les jours de m’envoyer un texte – à l’époque c’était par fax – parce que je voulais qu’il écrive, et Nicolas savait écrire. Il m’envoyait tous les jours un texte, puis au bout d’un moment, on s’est dit avec Nicolas que ce serait bien de s’adjoindre une équipe d’auteurs pour muscler tout ça. Et puis moi, tous les 15 jours, je venais de Bordeaux pour que Nicolas me fasse de nouvelles voix, parce que c’était important qu’on renouvelle en permanence tous nos jouets, et c’est comme ça que c’est né avec Nicolas, avec du travail, avec beaucoup de labeur et beaucoup d’exigence.

Moi je disais tout le temps à Nicolas, il faut que tu aies 12/10 parce qu’il y a tellement de gens qui veulent percer, et c’était une époque où Laurent Gerra étais déjà au firmament, où on ne pensait pas qu’un deuxième imitateur pouvait réussir. Et c’est parce qu’on a eu cette ambition, que Nicolas l’a partagée et qu’on s’est bien accompagnés tous les deux, que Nicolas a pu percer. Mais effectivement je continue au quotidien à lire tout ce que fait Nicolas et ses auteurs, je continue à changer virgule par virgule quand je trouve que l’angle éditorial n’est pas assez fort, quand je trouve qu’il a des facilités. Et c’est pour ça qu’on s’interdit beaucoup de choses avec Nicolas, on s’interdit les blagues en dessous de la ceinture, des facilités sur le physique des gens parce que je pense qu’il faut toujours qu’on ait du fond. J’ai une grande phrase que je dis tout le temps à mes auteurs, je leur dis que « quand on n’a pas de fond, on le touche ». Et je crois vraiment à ça. Il faut qu’on ait du propos car Canteloup, ce n’est pas une voix, c’est un regard, c’est une façon d’aborder l’actualité, c’est un éditorialiste.

Je me suis extrêmement impliqué avec Nicolas sur ça au début et ça a bien fonctionné et c’est devenu mon modèle. Mais de toute façon, c’était déjà le cas sur les Années Twist ou même la Java des Mémoires. Même si je n’avais pas forcément les compétences ; mais je me suis fait comme ça. Et je suis convaincu que c’est comme ça qu’on aide les artistes véritablement. Et mon métier de producteur, c’est de leur permettre de réaliser leur rêve et d’aller le plus haut possible. Et donc ça exige affectivement, artistiquement, qu’on doive être un magnifique compagnon de route.

Et tu l’as été avec Nicolas quand tu as fait ce coup de poker inouï de l’Olympia à l’époque où il n’était pas encore le Nicolas Canteloup d’aujourd’hui ?

Bien sûr. On fait notre première scène en 2001 au Trévise. C’est compliqué parce qu’on joue à 22h30 pendant l’automne et l’hiver 2001. Donc c’est compliqué pour qu’il y ait du monde. Notre prouesse, c’est de trouver des invités pour remplir la salle pour que les conditions de jeu et les conditions d’écoute des spectateurs soient satisfaisantes.

Il n’y a personne qui achète des billets, quoi…

Nous on trouve des personnes invitées. Il n’y a pas de réseaux sociaux donc c’est toujours au téléphone et on a tous les jours 120 à 150 personnes dans la salle. Moi je veux qu’il y ait du monde parce que ça va réconforter les gens, lui ça va le doper et c’est un cercle est très vertueux. Et puis ça n’avance pas assez vite, moi je suis impatient et je dis à Nicolas « fin 2002, on va faire l’Olympia. Oui, oui on va faire l’Olympia ! ». Et grande phrase de Nicolas : « oui, je te suis, avançons ». Et je réserve l’Olympia le 10 mai 2003.

Mais là tu as, j’imagine, au moment où tu fais le chèque d’acompte, des sueurs dans le dos ?

Non, je n’ai pas de sueurs dans le dos parce que je sais comment on va fonctionner. On a fait beaucoup de conventions d’entreprises, avec des gens qui ont été très impressionnés par le talent de Nicolas. Je me dis qu’on va leur vendre des places à eux. Et donc on va vendre des places aux entreprises, SFR, la Seita, un certain nombre d’entreprises qui nous achètent mille places, à coup de 50, de 200, et ensuite on a des invités, ensuite on a une première partie qui fait venir aussi 150 ou 200 personnes, donc j’ai une très belle salle. Et on utilise ce média qu’est l’Olympia. Car l’Olympia, c’est un média. Dans la tête des gens, quand tu fais l’Olympia, tu es déjà arrivé, même s’ils ne te connaissent pas, c’est déjà une consécration. Et on va jouer sur ça. Et c’est à ce moment-là que les équipes de Drucker viennent voir Nicolas parce qu’on fait ce pari de l’Olympia. Pour eux, on fait, on existe. Il est invité le dimanche dans l’émission de Drucker. Et ça va nous aider évidemment dans le décollage de sa carrière.

L’Olympia, c’est un média, les salles sont des médias. C’est là que tu t’es dit : il me faut une salle ?

Ce n’est pas aussi net que ça à ce moment-là mais effectivement, je m’y suis heurté lorsqu’on a cherché pour la première fois une salle pour Nicolas, à des graves difficultés. D’abord j’appelais de Bordeaux, je n’avais aucun réseau et je ne connaissais personne. Je n’étais pas agile, je ne savais pas quelle salle solliciter plutôt qu’une autre, donc ce n’était pas simple, je n’étais pas de ce milieu. Incontestablement on a beaucoup de mal à trouver une salle, c’est pour ça qu’on a abouti au Trévise qui est beaucoup trop grand pour nous. Un artiste qui démarre dans une salle de 270 personnes, c’est suicidaire en plus à 22h15 l’hiver. Donc c’est vraiment multiplier les handicaps et j’ai eu beaucoup de mal à trouver une salle. On avait fait des auditions au Point-Virgule, Nicolas a vraiment été excellent mais ça ne plaît pas à la directrice, elle ne nous prend pas. Donc c’était un chemin particulièrement difficile et douloureux d’essayer de trouver une salle. Et comme, pendant un an ou deux ans, cette difficulté va durer, je m’en rends compte inconsciemment, mais ensuite ça va beaucoup m’aider. Je me rends compte que quand tu as une salle, c’est beaucoup plus simple, tu peux dire un artiste : « Ben voilà, je te programme et tu démarreras à tel moment. C’est très très simple et puis il y a la dynamique de la salle.

Donc c’est vrai que vient germer chez moi l’idée, banale dans le monde de l’entreprise en général, que si tu es producteur et distributeur c’est pas mal, c’est pas mal du tout. C’est un chemin qui ne se faisait pas. Tu avais des Théâtres et tu avais des productions, et ils ne se mélangeaient pas. Et c’est comme ça que j’acquière ma première salle qui est le Point-Virgule en 2006 Je me dis que ça va être un outil formidable pour repérer des nouveaux talents, pour les mettre à l’affiche et c’est comme ça que le premier que je mets à l’affiche, en janvier 2007, c’est Alex Lutz. C’est grâce au Point-Virgule que j’ai depuis le 26 septembre 2006 et, le temps de faire une programmation, le premier qui est à l’affiche début janvier c’est Alex Lutz et c’est là qu’il fait à ses débuts. Et c’est une immense chance pour moi, quand je vais signer Alex, de lui dire « je peux t’installer et tu vas jouer au Point-Virgule ».

Je comprends, les rencontres se sont faites aussi grâce aux salles qui elles-mêmes peuvent mettre en contact avec beaucoup plus de gens, et de démultiplier.

Exactement, ça te met en contact, et surtout ça t’offre des opportunités. Une salle ça t’offre des opportunités de monter des projets et j’avais dirigé, mais il ne m’appartenait pas, le Théâtre des Variétés pendant deux ans, où j’avais pu monter un spectacle de Pierre Richard et Pierre Palmade dans Pierre et fils, on a fait 180 dates à Paris, 90 en tournée. J’avais fait Fugueuses avec Line Renaud et Muriel Robin qui a été un carton plein. Mais parce que, quand t’as une salle, c’est très simple d’aller voir des acteurs – ce n’est pas pour autant qu’ils vont te dire oui… – avec une certitude en leur disant « je vais vous faire jouer à partir du mois de janvier ou d’avril ». Et ça, je me suis dit au bout d’un moment que c’était très vertueux comme schéma. C’est pour ça que je me suis mis à acheter des salles, parce qu’avoir des salles, ça te permet d’avoir des projets, d’amortir les risques, parce que généralement la salle elle gagne toujours, alors que le producteur ne gagne pas toujours. Donc quand tu as les deux, tu peux équilibrer ton risque. Et puis tu es en train d’acquérir et de faire fructifier un fonds de commerce, parce qu’une salle, c’est un fonds de commerce qui prend de la valeur alors qu’un producteur quand il lance un projet, au bout de deux ans, son projet n’existe plus et ne vaut plus rien. Il a lancé une pièce de théâtre, elle a bien marché, mais elle ne vaut plus rien, elle ne se valorise pas… Alors que ton théâtre lui, il s’est valorisé, et c’est une certitude pour avoir de nouveaux projets. Donc je me suis rendu compte à quel point, dans mon schéma, les théâtres étaient essentiels.

C’est un peu la même vertu, si je caricature à l’extrême, que les pin’s qui rapportaient de l’argent. Mais en plus ça te permet d’attirer des artistes et ça permet de faire fructifier un capital…

Exactement.

C’est marrant… toujours essayer de panacher les risques pour pouvoir être plus créatif, en fait.

Disons que, quand tu as le couteau sous la gorge, c’est compliqué. Quand tout à coup, tu as un peu de sérénité, tu peux être encore plus audacieux.

J’ai le sentiment que tout ce que tu es en train de nous raconter avec une passion qu’on entend à ce micro, tu as aussi envie de plus en plus de le transmettre. Tu as beaucoup de plaisir à rencontrer des étudiants, à parler comme ça, totalement gratuitement, de ton envie, et du fait que tout était possible ?

Oui, parce que je crois qu’on se met beaucoup de barrières dans la vie nous-mêmes. Et j’ai envie de dire à quel point c’est simple, à quel point il faut être audacieux, à quel point il faut être entreprenant et à quel point on est tout le temps notre propre ennemi par les limites qu’on s’impose. Donc c’est vrai que J’aime bien, auprès d’étudiants, auprès de jeunes qui se cherchent, qui s’interrogent, leur délivrer ce discours, parce que moi, je n’ai pas eu ce discours – ça ne m’a pas empêché de faire des choses – mais je ne l’ai pas eu ce discours. Et je pense que, entendre ce discours c’est te permettre le déclic, entendre que ça va être dur, que ça sera très dur, mais qu’il faut se battre, que personne va venir t’aider, que c’est à toi de faire ta place, que personne ne t’attend, ça peut aussi t’aider et ça peut te libérer. Autant c’est dur, autant c’est jouable, autant il y a plein d’opportunités. Et c’est effectivement un message que j’ai envie de transmettre, parce que j’ai envie que les gens se libèrent de leurs chaînes. Et c’est important que, l’âge venant, l’expérience venant, les petits succès que j’ai rencontrés venant légitimer mon propos, c’est important de transmettre, transmettre cet enthousiasme ; et puis je pense qu’on a besoin d’enthousiasme, y compris dans une crise comme celle qu’on vit, on a besoin d’enthousiasme, on a besoin de dire aux gens qu’on a toujours su s’adapter. L’être humain a une capacité d’adaptation incroyable. L’ingéniosité humaine est quelque chose qui m’éblouit, qui me réjouit, donc j’ai envie de faire passer ce message, et je pense en plus que ça correspond à un moment de ma vie. J’ai dépassé la cinquantaine, c’est un moment de la vie où tu peux tirer des conclusions de ce que tu as fait et des leçons qui sont utiles aux générations futures.

Et pour le coup, tu l’appliques vraiment puisqu’on avait rencontré l’an dernier dans SOLD OUT Mathilde Caron nous avait parlé de JMD Prod. Elle était entrée un peu par hasard, en stage, pour une rencontre avec quelqu’un des équipes, Amélie, et vraiment ça a changé sa vie. Elle a tout appris là. Vous le faites vraiment ça, vous donnez leur chance aussi à des gens qui n’ont rien à voir forcément avec le secteur.

Tu sais, je n’ai jamais recruté sur un CV. Dans mon équipe j’ai aussi bien un énarque qu’un type qui n’a même pas le Bac. Et ce n’est pas sur ça que je les rencontre, je les rencontre sur leur engagement, sur leurs envies, sur leur envie de pousser les murs, sur leur envie de gravir toutes les montagnes, c’est ça mes rencontres avec les collaborateurs. Donc je ne connais pas leur CV, mais sincèrement je ne connais pas leur CV, parce que ça ne m’intéresse pas. Moi je ne lis pas les CV, je lis les lettres de motivation, et je vois quelles sont leurs envies, je vois s’ils sont différents, parce que je veux des gens différents, je veux des gens qui sont animés par une vraie force, par des vrais enthousiasmes. Et c’est comme ça que je vais recruter, c’est comme ça que je recrute. Je ne cherche pas des profils tout faits, mes plus belles réussites et mes plus beaux compagnonnages, c’est avec des gens dont les profils sont tellement différents, et qui eux ont tous un point commun, leur appétit et leur engagement.

Je crois qu’au début du confinement, dès les premières heures, tu as pris la parole pour dire à tes équipes : il me faut une idée nouvelle par jour. On ne va pas se laisser abattre, il me faut une idée nouvelle par jour, c’est ça ?

Oui, il fallait sortir de ce marasme dans lequel on plongeait. Moi j’ai tout de suite pensé que ce serait beaucoup, beaucoup plus grave que les attentats, même si les attentats étaient totalement dramatiques mais je parle pour l’activité. Les attentats, c’est une ignominie absolue, évidemment, mais en termes d’activité, je pensais que ce serait un coup d’arrêt extrêmement brutal, violent et qui nous mettrait profondément mal ; mais que une fois que t’avais fait ce constat-là, une fois que tu fais ce deuil de tous les spectacles que tu vas accompagner, ça ne t’amène pas à grand-chose. Donc j’ai décidé que, dans ma boîte de Prod – on est 25 –, personne ne serait au chômage et tout le monde bosserait parce qu’il fallait préparer le lendemain.

Personne ne serait au chômage…

Je ne te parle pas de théâtre. Au théâtre, le technicien, il n’y a plus de spectacle, il ne peut rien faire, les ouvreuses elles n’ont plus d’activité

Mais dans ma boîte de prod, à partir du 15 mars, tout le monde a bossé à temps plein. Personne n’a été au chômage partiel, et ça nous a permis de préparer la rentrée, ça nous a permis d’être forts, ça nous a permis de mener des actions auprès des revendeurs, des billetteries, assez fortes pour essayer de conserver le plus possible le stock de nos places qui étaient une vraie richesse, qu’on a conservée et cela nous a permis de relancer Plaidoiries, Par le bout du nez, Fleurs de soleil, tout un tas de spectacles…

Donc on était dans cette optique-là et ça nous a beaucoup aidés. Effectivement, l’idée de « une idée par jour », ça voulait dire restez éveillé, restez éveillé, ne vous laissez pas abattre, même si certains étaient abattus, et c’est normal. La nature humaine est ainsi faite qu’il y a des moments où tu es un peu down. Mais ne vous laissez pas abattre, soyez créatifs, continuez à apporter, continuez à avoir des idées. Et on a tout à coup travaillé sur beaucoup de projets artistiques. On a travaillé commercialement, on s’est renforcés commercialement, et moi je suis dans une optique aujourd’hui j’ai envie qu’on se renforce parce que ça va être très dur. Et donc je suis dans cette optique-là parce qu’un jour ce sera derrière. Alors ce jour, il tarde à venir, mais un jour ce sera derrière. Donc nous, à ce moment-là, il faudra qu’on soit très forts et tout le temps qu’on passe à se plaindre, c’est du temps perdu parce que ça ne nous fait pas avancer d’un iota, ça ne nous fait pas de progresser, et moi j’ai envie qu’on progresse. On a des années difficiles, mais derrière ces années difficiles, il y a une vie qui va se reconstituer. Souvent, je pense à ma grand-mère dont le mari, donc mon grand-père, est parti pendant cinq ans pendant la guerre. Il était prisonnier dans un auflage. Elle s’est retrouvée à devoir s’occuper de mon père et de ma tante qui avaient deux et quatre ans. Elle n’a pas revu son mari avant 5 ans, de 40 à 45, et il a fallu qu’elle fasse face, il a fallu qu’elle imagine des choses, qu’elle s’invente une vie, qu’elle trouve des ressources, il y avait tout à rebâtir.

Nous, c’est beaucoup moins dramatique. Évidemment ceux qui sont malades, ceux qui perdent des proches, c’est très grave, mais heureusement la plupart des gens ne sont pas du tout dans cette situation, et dans mes équipes, on n’est pas dans cette situation où il y a eu des pertes humaines. Donc quand nous, on est confrontés à ça, au fond ce n’est pas si grave que ça, ce n’est pas si grave parce que notre entourage va bien, parce que ce pays est extrêmement accompagné économiquement pour que les entreprises ne flanchent pas, et donc que les salariés ne soient pas victimes de ça. Et on a tous un devoir d’entraînement. Les 67 millions de Français ont un devoir d’entraînement notamment dans leur consommation. Il faut que les Français continuent à consommer, parce qu’il y a eu une thésaurisation de dingue : 87 à 90 milliards. Il faut que ça consomme, il faut que les gens reprennent la route des restaurants, des théâtres, des magasins. Il faut que ça consomme, il faut que la vie reprenne, et donc moi mon idée dans l’entreprise c’était : on refuse la fatalité, on continue à bosser parce qu’il faut qu’on se prépare, et quand ça va sourire, on sera là… même si ce sera dur, et ce sera dur, et c’est dur.

Je te vois aujourd’hui, il est 16 heures et on est en train d’enregistrer ce podcast, et le Président de la République parle dans 4 heures. On ne sait pas s’il y aura un couvre-feu ou pas. Tu as déjà pris la parole aujourd’hui dans les médias. Ta position m’intéresse, pas celle sur le couvre-feu, parce que ce sera derrière nous lorsqu’on diffusera SOLD OUT, mais c’est cette attitude invraisemblable. T’as une niaque de fou alors que peut-être, demain, les théâtres vont fermer ?

Je n’ai pas le choix : soit je rends les armes... Moi j’ai acheté récemment les affiches du Général de Gaulle sur l’appel du 18 juin et je suis impressionné, profondément ému, par cet homme qui, alors que tout est par terre, décide, seul, de résister et de porter le flambeau. Moi, je ne m’identifie pas du tout à lui, c’est un acte d’un héroïsme incroyable, mais je pense que c’est mon devoir de chef d’entreprise, c’est mon devoir de porter les flambeaux et de montrer des caps, et que mes entreprises et mes collaborateurs seront galvanisés si leur patron montre cet exemple-là. Mais ce n’est pas une façade, je ne suis pas dans un rôle ! Je pense que c’est mon devoir de me comporter ainsi et c’est pour ça que je me comporte ainsi, c’est pour ça que le 22 juin on a ouvert tous nos théâtres, symboliquement, on a été les seuls à Paris mais on a ouvert tous nos théâtres…

Le 22 juin, c’était le jour où on avait le droit de les ouvrir…

… pour dire, on joue parce que c’était un moment génial, et on a vécu ça avec une émotion dingue. S’il y un couvre-feu, évidemment c’est une catastrophe pour nous. Il faudra faire face, il faudra penser, même s’il n’y a que des incertitudes, il faudra penser au lendemain. Combien de temps durera ce couvre-feu ? Est-ce qu’il sera à 20h ? à 22h ? à 23h ? à 21h ? A l’instant, personne ne le sait, il faudra être très agile, il faudra continuer à se battre pour préserver le peu qu’on peut préserver. Parce que moi je veux entretenir la flamme, et s’il faut qu’on avance nos spectacles qui sont à 21h, à 19h, on les avancera à 19h pour jouer à 19h. Et puis on se battra sur la billetterie, et puis on sollicitera les spectateurs mais non pas pour demander la charité, mais pour leur montrer que dans nos théâtres, on peut venir, que c’est archi-safe, qu’il y a aucun risque. Bref, on maintiendra la vie ; c’est important et je pense que c’est mon devoir de chef d’entreprise évidemment en interne, et puis aussi mon devoir de citoyen parce que notre pays s’en sortira si on est un certain nombre à tenir ce discours et à avoir envie, alors que tout nous laisse ne pas avoir envie.

Quand la lumière s’éteint le soir après le spectacle, en ce moment, et quand les ordinateurs s’éteignent, tu reçois un peu moins de mails, est-ce qu’il y des moments où tu as quand même des doutes…

Non, aucun !

… ou des envies qui sont un peu moins fortes ?

Mais non, je n’ai aucun doute !

En vrai, ce n’est pas une façade, en vrai ?

Totalement ! Moi je suis extrêmement serein. Moi, je mène le combat du jour. Le combat du jour, c’est de nous maintenir à flot. Le combat du jour, c’est de générer du positif, parce que je suis dans un métier où on vend du rêve et donc, ce n’est pas une posture. Quand Richard Berry aussi fait se lever le public –c’est le cas depuis qu’on a repris le 24 septembre – tous les soirs avec ses Plaidoiries, ce sont des moments d’intense émotion et d’enthousiasme pour moi. Donc j’ai envie que ça, ça demeure. Donc je dois me battre jusqu’au dernier moment pour que ça demeure. Je dois trouver des solutions en billetterie. Je te disais qu’on a beaucoup travaillé avec les revendeurs. On a beaucoup travaillé nous-mêmes sur nos spectateurs. Donc on se bat au quotidien pour ça, parce que c’est essentiel qu’on maintienne le flambeau, y compris quand c’est dur. Mais c’est quand c’est dur qu’il faut se battre. C’est quand c’est dur… ce n’est pas une posture. Quand tout va bien – l’année dernière, j’accumulais les succès, tout allait bien –, oui on se battait, mais c’était normal. Là c’est vraiment dur, c’est là qu’il faut redoubler d’efforts mais je n’ai pas de coups de mou parce que je n’ai pas le choix. Je n’ai pas le choix et je pense que, quand t’es dans l’adversité, que tu dois te battre, eh bien tu mets toute ton énergie à te battre et tu ne penses pas au reste. Tu dis « je dois passer ce cap, je dois passer ce cap, je n’ai pas le choix ».

Merci beaucoup Jean-Marc.

Merci à toi. À bientôt.

Production et réalisation : Marc H'LIMI / Interview : Marc GONNET / Créations visuelles et réseaux sociaux : Emilie BARDALOU

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